jeudi 27 mars 2008

AU CAP HORN






















Embarquement sur le ‘ Terra Australis ...






Amusante, la faune qui peuple ce bateau : Hormis un couple de jeunes mariés, les passagers appartiennent plutôt à la catégorie des “carte vermeille”. Sympathiques, tous ... Une centaine de passagers. Une dizaine de nationalités. Comme par hasard, les Français se sont retrouvés tous à la même table, dans la salle à manger. Ils sont sept, avec moi, venant de Rio, du Venezuela, de Suisse, de paris. Moi, je viens de Tahiti.
J’ai sympathisé avec un couple : lui est Breton, elle est Israélienne de souche Yéménite. Ils parcourent le monde à tarif réduit car l’homme a travaillé pour Air-France. Pour l’heure, ils arrivent du Viêt-nam en passant par l’Argentine.
Un peu tendance à “tout savoir”, lui, mais bah!


Amusante, la présentation de l’équipage, dans le grand salon. Dispersion après le dîner, pour animer la soirée dansante au salon supérieur.








Que ne faut-il pas faire quand on est marin sur un bateau de croisière ! On doit même savoir danser la “danse des pingouins ! Et peut-être même que certains s’y amusent, mais ... semaine après semaine, et tout au long de l’année !


Au bar, les consommations sont gratuites. L’ancien d’Air-France y soigne son “mal de gorge”. Forte posologie ! Il repart de bonne heure. Moi aussi, du reste.


La mer est très calme. À tribord, (ça vous fait navigateur, ces mots-là !) À tribord, on voit très bien la côte.


( Attention aux mots ... aux adjectifs surtout, parce que les paysages risquent de rester semblables à ceux que l’on voit en ce moment, dans e genre minéral et spectaculaire ... Surtout quand ils ont longtemps investis du mythe.)




Nous filons à bonne allure. Quelques gros oiseaux. Pour le moment, c’est tout en ce qui concerne le règne animal.














Toi qui commences cette croisière, tu es venu pour la Merveille. D’autres sont là pour s’amuser, leur nuit sera courte ! Ils dansent, et c’est bien ainsi. Mais la force du mythe ... On est au Bout du Monde !


Un phare ... Deux ou trois lumières dans la nuit. Mer calme. Ronronnement des moteurs, très doux. Cabine claire, spacieuse. Au petit matin, découverte des montagnes, chutant droit dans la mer. Crêtes enneigées par traînées, ou bien, par une échancrure, tout un versant blanc qui vient à moi. Formes acérées. Quelques gros oiseaux se laissent emporter par le courant du chenal. ici, Joshua Slocum a tiré des bords, infiniment, ans réussir à passer. Joshua !


Falaises gercées. Des arbres à leur pied. Aux pentes abruptes la végétation est rousse, comme un tissu de suédine. Ciel couvert. Il va pleuvoir ? Couleur d’étain. Couleur de plomb.


Un glacier, plaqué sur la roche. Bleu translucide dans les crevasses ... Beau ... Pourquoi “beau” ?


Splendide ! ( Le spectacle vaut certainement mieux que cet adjectif, galvaudé, mais c’est celui-là qui est venu. Allez donc en trouver un meilleur ! C’est splendide ! )






Je voudrais qu’Elle soit avec moi. Comment dire ? On pense aux fjords de Norvège ( que je n’ai jamais vus qu’en images ) des glaçons dérivent comme des cygnes, ( La grâce, la lenteur, le silence, l’indifférence ...);


Des deux côtés du bateau, ( Allez, vas-y : à “tribord” et à”babord” !) les falaises tombent à pic. Buissons, arbres verts au raz de l’eau, arbres morts en grands échalas blancs, perches. neige sur les hauts. Face à moi le glacier. Il tombe à pic lui-aussi. Su-perbe ! gercé, fracturé, large, majestueux ( Arrête ! Arrête ! )
La roche grise, râpeuse, dégouline de cascades. Si je ne voyais que cet unique spectacle, le voyage en aurait valu la peine déjà. Ciel couvert, toujours, mais il ne pleut pas. Nous avons de la chance. La glace étincelle de lumière.


Mer verte, lisse. (mais est-ce vraiment la mer ? )
Ocres rouges, en griffures verticales ).
Passagers emmitouflés. Photos ! Nous sommes au glacier de Videla. demi-tour pour un débarquement au fond du fjord Agostini, mais auparavant, exercice de sécurité , évacuation ... Frisson d’émotion !


-”À vingt heures, ce soir, nous passerons le canal “Ocasion”. Ce sera l’endroit le plus étroit, le plus dangereux.










Rugissement. Oui, rugissement du glacier, comme un coup de tonnerre qui se prolongerait. Rien n’a bougé. Que se passe-t-il sous la croûte de l’impassible glacier ? Quelles forces en jeu ? ... Impressionnant !


Mise à l’eau des canots pneumatiques. Ceux qui le désirent vont aller faire quelques pas à terre, sur une petite plage de sable noir, tout près du front du glacier. Hardis aventuriers, dans leurs gilets de sauvetage couleur d’orange !


Vingt deux heures trente ... Canal “Ocasion”. L’endroit est mal pavé ! Longue houle d’abord, et puis il faut passer entre des îlots très proches les uns des autres. Balises à terre. Bouée. Mais le feu que la carte indique n’est pas allumé. Pas de vie. Aucune. Qui viendrait nous chercher là s’il nous arrivait quelque chose ? Cap au sud. Demain, nous serons à Puerto-Williams, mille cinquante habitants ...


Le passager français qui vient de Rio est un diplomate. Ambassadeur ? Consul ? C’est un homme posé. Posé pour deux : sa femme est montée sur ressorts et débite comme une boîte à musique. Elle est originaire de l’île de Ré, qu’elle appelle “l’île dorée”.












J’interroge cette terre, cette roche. Mais elles ne me répondent pas. Îles, îlots, steppes, pics et glaciers, pentes buissonneuses râpées ou arborées ... Bras de mer, défilés. Le ciel non plus, vide et plombé, ne répond pas. Les chansons du passé, seules, témoignent. Claquements de voiles grincements de guindeaux et de poulies , halètement des treuils; coups de gueule des boscos ... Le vent, qui coupe. La pluie qui glace. Le temps, infini ...


Dans mon village, en Oléron, au fond du cimetière, on peut voit la tombe d’un commandant. Je l’ai connu. Un ancien cap-hornier ! L’un des derniers ! Un albatros en bronze couvre la dalle de ses ailes.


Croix de bois, aperçue au musée de Punta Arenas, gravée au couteau d’une supplique priant les marins de passage de bien vouloir assurer l’entretien de la croix, sur la tombe de ce capitaine “qui mourut de désespérance” ...


Aujourd'hui la nuée se déchire. Illumination de la neige sur les pentes. Plaintes des Fuégiens. Les Onas, les Alakalufes, les Yaghans dont les tenanciers des estancias à moutons payaient les paires d’oreilles, liées en chapelets ...










Plaintes et cris de ces peuples disparus qui s’enduisaient de graisse, nus, pour résister au froid, errant de baie en baie, chassant le phoque, pêchant les moules. Hommes, femmes et enfants exterminés, tout, comme on tue les chèvres sauvages. O ! La barque d’écorce de bouleau .. .Au Musée ... Vide !


Nous sommes entrés dans le canal de Beagle. Mer calme, calme comme un lac. Toujours les falaises, couronnées de neige et de glaces. Cascades , eaux d’un gris argenté. Flancs des montagnes veloutés, d’un vert très sombre, griffé de roux.


Aujourd’hui, un autre petit paquebot de croisière nous a doublés. Nous allons vers Ushuaia, attendant au petit salon que vienne l’heure du petit-déjeuner.
O ! Mes chansons de marins !
Ce canal a, tout à la fois, la splendeur des fjords de Norvège et celle de la baie d’Along. C’est par là que sont passés autrefois les gueux affamés, les chercheurs d’or de la grande Ruée californienne. Par là sont passés les découvreurs, mais aussi tous ces marins des trois ou quatre-mâts qui emportaient dans leurs flancs et sur leurs ponts tous les émigrants partis peupler l’Amérique de leurs rêves.
Nous ne verrons pas une baleine, pas un phoque. Y e a-t-il encore ? Il n’y avait, ce matin, pas même un oiseau !






Un autre imaginaire se superpose au mien.


-”Quand j’étais petite, me dit la Canadienne, au moment où nous passons devant un glacier ( pourquoi nommé Garibaldi ? ) Je rêvais aux contes de Grimm : à La “Fée des Glaces” !
Un oiseau ... Un oiseau s’incline sur l’aile droite et frôle la surface de l’eau. Tout à l’heure il y avait un petit voilier au mouillage, dans une crique. Joshua Slocum ou son esprit errant !
Rêve parfait, mer bleue, enfin ! Soleil brillant qui couvre d’étincelles mouvantes les vagues, les nuages, les sommets, les glaces et les neiges.


Sensation de glisser entre ciel et mer, sur un tapis volant silencieux, à toute petite vitesse, entre les montagnes-monstres.
Comment dire sans tomber encore dans les clichés ? ... C’est beau ! Dieu que c’est beau !
*




- “J’ai bien entendu. Elle m’a dit d’y aller ! J’irai.
J’ai hésité, bien sûr, à cause du prix ... J’ai hésité, mais je L’ai entendue :


“Vas-y!”


J’ai pris une place dans le twin-oter, à partir de Puerto-Williams, cet après-midi. Il fait si beau ! Nous irons au Cap Horn.


-”Au Cap Horn ! Tu te rends compte !”


Et si, disant que je l’entends me pousser, je ne cherchais que des raisons ?


“Vas-y, te dis-je !”


Pour l’instant, le navire range Ushuaia sur bâbord. Ushuaia ! Ville au nom magique, construite en amphithéâtre aux flancs des monts. Eaux calmes de la baie bleue. Prairies. Nous reviendrons ...






*








La ville la plus australe du monde ? - Eh ! non, ce n’est pas Ushuaia, bien qu’elle y prétende. Elle est Chilienne. Un millier d‘habitants. Maisons préfabriquées aux toits de métal bleu. Tas de bûches pour l’hiver, fendues. Cinq ou six échoppes dans lesquelles on vend ... Quoi ? ... Des femmes font la queue pour acheter des saucisses nouvellement arrivées, pour le réveillon de Noël !


La moitié des habitations sont occupées par des familles de marins de “l’Armada du Chili”. Un vieux rafiot militaire appareille sous nos yeux. Salut à coups de corne. Envoi du drapeau national. Autre rafiot le long du quai, datant des ancêtres d’Hérode ... solidement tenu par quatre chaînes. Canons. troisième navire. Celui- là repose sur fond de vase. A son côté un petit voilier français au mouillage, un ketch gréé à l’ancienne.
Il faut ramasser un caillou au bord du chemin, un caillou commun, dur, lisse,noir, luisant. Que pourrait-on ramener d’autre, de Puerto Williams ?


Des enfants jouent au football sur le terre-plein du monument “Au Fondateur” ... Le Général Bernardo O’Higgins.








Oh ! je sais, il y a encore une agglomération, chilienne, encore plus au sud : Puerto-Toro ! Nous irons à Puerto Toro, mais combien d’âmes, là-bas? Des bricoleurs bien intentionnés y ont construits des balançoires en bois, pour leurs enfants !




Mais j’ai vu le Cap Horn. J’en suis heureux. Le pilote nous a fait virevolter au-dessus des phares. Mer calme ce jour-là, mais les roches, cependant, apparaissent frangées d’écume.
Paysage de Bout-du-Monde. Îles et lagunes, labyrinthes de bras et de canaux, roches, arbres morts. Paysage de Fin du Monde !
En vain j’ai cherché les baleines espérées. Je n’ai aperçu, au loin, qu’un seul navire, non identifiable. Double sillage blanc parmi les roches.
Plus loin, plus au sud, il ne reste que l’Antarctique. Mais ... Cela va vous décevoir peut-être ... Il faut se rendre à l’évidence ... Le Cap Horn n’est pas un Cap ! Juste un rocher, comme un ongle dressé, une griffe. Une île, une petite île.
Un phare et une maison pour les gardiens. On y aperçoit aussi un monument commémoratif ... Inévitable ! On l’attendait !
-”Le Cap Horn, j’y suis allé !”
C’est bête, hein ? Je suis allé au Bout du Monde !

lundi 24 mars 2008

LA SOUFRIÈRE DE LA GUADELOUPE










Orange rouge jaune violet
Bougainvillées tôles rouillées toits de guingois


Jaillissement des palmiers au soleil-Roi


Indigo mer


 vibrations d’argent souvenirs de galions et d’or de voiles et de claquements de tonnerre




Trois tours de béton
étals de fruits-pays sous la halle de fer
tissus fleuris au kilomètre enroulés déroulés
et l’air sent la bagasse douceâtre les moulins ont perdu leurs ailes depuis longtemps pour autant qu’ils en aient eues un jour! Les moulins à sucre de pierres taillées coiffés de feuillages et les cases de bois en troupes montant bariolées aux flancs des mornes
En bas s’étirent les Grands Fonds des Matignon
Entre les deux Mamelles montagnes sur l’immense écran bleu lavande toute la forêt-mère de feuilles
de branches
de palmes
de fleurs






Troncs et l’arbre a pour nom gommier
bois-côtelette
bois-bander
Que sais-je encore ? Piliers jaillis de l’humide et pourvus de racines apparentes tortueuses millions de serpents immobiles entremêlés anacondas et pythons cordes nœuds et rubans
Les arbres les plus grands sont pourvus de renforts comme murs de cathédrales
Grimace tout à coup tout un peuple de gargouilles épiphytes aux branches suspendues fougères aux longues feuilles luisantes
Sous-bois de gouttes d’eau et de bâtons épineux
Inquiétantes muqueuses fleurs et bâtons épineux l’argile rouge colle à la semelle Odeur d’humus et de mort
Oreilles d’éléphants et autres feuilles géantes lucioles toute la nuit et l’orchestre doux de cascades
de grillons
de graviers
d’oiseaux inconnus aux trois notes
de l’accord parfait














GROS-KA ! quelque part là-bas
battu au rythme du pouls de la Vie
partout ces yeux ces cris
à qui sont-ils ?
D’où venues ces flammes dans les cannes courant à Noël passé
annonçant la coupe et la course des chiens chassant les mangoustes
et les Titi-racoon sous les feuilles longues aiguës comme des sabres ?










*














Un grand homme Maire et Président
géant les bras levés
les joues luisantes de sueur
applaudi par une foule superbe


Des fonctionnaires prennent des notes et parlant à voix basses
On dit que le volcan hier s’est encore ébroué
Les savants ne sont pas d’accord mais la terre a tremblé


Sous des centaines de tentes verdâtres militaires on fait l’école et ça sent mauvais la toile chauffée
On a beau rouler les bords il fait trop chaud
Football pourtant aux terrasses fraîchement écorchées par les bulls jaune-orange et autre engins
Un homme vocifère juché sur un fût de pétrole
invectives incantations il s’en prend à la France pas moins
“Qui nous a pressurisés”
“Allons-nous longtemps rester des esclaves ?”


Attendant le bon vouloir du volcan de la Soufrière souvenons-nous de la Montagne Pelée mille neuf cent deux
vingt six mille morts un seul rescapé dans un cul de basse fosse










La mer Morte Sodome et Gomorrhe
La Basse-Terre évacuée c’est encore un coup de la
politique d’oppression
Les foules sont logées dans les écoles de la Grande-Terre on porte la soupe et le pain et des armoires ont été dressées entre les lits de camp
milliers de gens, milliers d’enfants poussant du pied des boîtes de conserve vides ou des ballons
Radios gueulant biguines serré-collé
Avez-vous vu mes gosses ? où sont-ils partis ?


Au soleil violences sourdes couvées la nuit
au petit matin éclatent couleurs et formes foisonnantes élancements et odeurs d’alcools de décollage
piments et fruits corail hirsute coupant crabes de terre et de mer langoustes cuirasses de guerre hallebardes poignards surcots de satin ou de brocart
médailles plaques ferrets émaux cabochons sable blond
coquilles mangroves à palétuviers-pieds-tors
héron noir héron blanc et le poisson -qui-grimpe-aux-branches
hibiscus rose-porcelaine simple ou double pervenche mille épées mille éclats bougainvillées








Basse-Terre la plus haute bien sûr
la plus humide
la plus verte
Maisons et baraques vides clopin-clopant posées sur quatre pierres de guingois parois ornées ou plaquées de fer-blanc de boîtes à biscuits découpées aplaties clouées
Grandes cases a toits multiples
balustres
jardins
bassins
fentes des persiennes
jet d’eau des chutes du Carbet
dans les bananiers l’allée des palmiers royaux trente mètres de haut et les cyclones !
La ville elle-même vide ses forteresses d’un autre âge et son port
rues tracées au cordeau et la Préfecture est vide aussi
la police assure la sécurité des biens
la Soufrière va-t-elle éclater ?
Mais c’est Pointe-à-Pitre capitale qui oppose son gargouillement et Petit-Bourg
Baie-Mahault
Sainte Rose et sa fontaine ornée de chérubins peints en vert-épinard on n’a pas encore évacué la Mairie hors de la zone de danger






Ailleurs à Vieux-Habitants à Gourberre et Trois-Rivières on a lâché le bétail dans la nature les vaches meuglent les pis trop gonflés












*








-” N’y va pas m’avait dit la Créole assise sur son mur écroulé du côté de La Rochelle
grande famille de colons ruinés
N’y va pas ma maison à Trois-Rières est termitée
Ma maison aux balustres de bois dans le parc il y a encore les bassins pour faire bouillir la mélasse


C’est trop tard !
Si tu savais autrefois !”


Mais cet homme au chapeau-nimbe couleur de paille
bras levés devant le ciel bleu
juché sur son fût vide au Morne-Rouge
incantations et tout cet or sur la mer


Quel bonheur d’être venu quand même !

samedi 22 mars 2008

UN HOMME
















Un frangipanier sans fleurs et sans feuilles tend ses branches comme un squelette noirci. Un palmier et la terre jaune, jaune ...


Une maison en bois, un peu sévère peut-être, couverte de tuiles d’asphalte vertes. Une grosse voiture tous terrains, garée sous l’avant-toit.


Dans le fond, au-dessus des toits rouillés et des eucalyptus, on aperçoit le Mékong, rouge.


Quelqu’un crie, comme le Diable vouant un damné aux Enfers : injures, insultes, menaces, Quelqu’un de très en colère.


Trois personnes courent autour de la maison : Un homme bedonnant, le torse nu, déhanché parce qu’il a une jambe raide. Lui, il se tait, et il court comme il peut, en sautillant. Une femme le suit. C’est elle qui crie et qui l’invective. Elle peut avoir quarante cinq ans. Elle a du mal à courir : Elle a une jambe de bois du côté droit. Elle est furibonde. Elle brandit un pistolet. Le troisième est un homme dont les cheveux bouclés grisonnent un peu. Il est sec comme un sarment. Il tente visiblement de calmer le jeu.








Le premier, celui qui essaie de fuir, on l’appelle couramment “Gros Loulou”. Il est orthopédiste, au service de l’Organisation Mondiale de la Santé. La femme est sa compagne. Elle a effectivement une jambe coupée que remplace une prothèse. On l’appelle “la Mère Kiki”.


La scène est loufoque ? - Je ne l’invente pas. Personne ne pourrait inventer une scène pareille ! Nous sommes au Laos, aux environs de Vientiane, dans les années soixante dix.


Le troisième personnage, qui court lui-aussi, et qui essaie de ramener les autres à la raison, c’est un prêtre. Oui, un prêtre. Il est mon ami, et il s’appelle Jean Brix. C’est un Lorrain, de Nancy.






*




J’ai failli écrire que ce troisième personnage était un curé. Il n’a rien d’un curé, ni la soutane, bien sûr, ni l’onctuosité, mais c’est un prêtre !


Lorsque je pense à lui, quelques pauvres anecdotes reviennent à ma mémoire. Il est mort depuis plusieurs années. Il me manque.


La dernière image que j’ai eue de lui ? Il apparaissait sur mon écran de télévision, au centre d’un groupe de Hmongs, ces montagnards laotiens qu’il avait contribué à mettre à l’abri en Guyane et qui y ont si bien réussi. Il parlait couramment leur langue.
Lui ai-je écrit à ce moment-là ?
_ Mais à quelle adresse ?


-”Il est mort dans un monastère de Vannes,où il avait été évacué. Il est mort d’un cancer des os ...


-”Tu sais, c’est dur !” disait-il.


Il a beaucoup souffert.


Jean Brix vouait un culte à “l’Ange au Sourire”, de la cathédrale de Nancy. Son image était la seule qui fût fixée sur un mur de sa chambre.














-”Il n’est pas possible que le message du Christ ait échoué ainsi ! Il sera repris en d’autres pays, puisque les nôtres n’ont pas voulu l’entendre, et il refera le tour de la terre ! “


C’est à peu près la seule fois où j’ai entendu Jean Brix me parler de religion.


Deux ou trois fois, il nous est arrivé de le trouver titubant :


-” Père, depuis combien de temps n’avez-vous pas mangé ? “


Il saisissait le pain qu’on lui offrait entre ses doigts écrasés : Souvenir de la Gestapo, dans la région de Fontainebleau.


J’ai dit “un homme”, j’ai hésité à écrire “un saint”, mais il ne l’aurait pas voulu. Il est certainement l’être qui a le plus marqué mon existence.


-” Vous savez, m’avait-il dit, je me suis fait prendre une fois par les Nazis, je ne me ferai pas prendre par les Vietnamiens. Je connais trop les limites de la douleur !”








J’étais heureux de l’avoir repéré en Guyane. Il y avait bien deux ans que je l’avais quitté à Vientiane. Ainsi, il avait réussi à regrouper les Hmongs et à gagner une zone de sécurité. Il poursuivait son œuvre.


Au Laos, il avait fondé une coopérative d’artisans ébénistes :


-”Avant de leur porter l’Évangile, il faut bien que je leur donne des moyens de vivre !”


Ses compagnons étaient de prodigieux artisans. Il m’a suffi de leur montrer une photo sur un catalogue pour qu’ils se montrent capables de réaliser tous les meubles qui sont encore chez moi.


Il y a eu quelques surprises, bien sûr ! ... Je leur avais donné la photo d’une commode Louis XV à trois tiroirs, devant galbé comme il se doit, Le Père étant absent pendant qu’ils réalisaient leur travail, il s’appliquèrent tant que le derrière du meuble était aussi galbé que le devant ! Pas très pratique pour ranger la commode le long d’un mur, mais cette paire de commodes ( car il y en a une paire ! ), j’y tiens plus qu’à toute autre chose !














Bois de rose, bois de violette, palissandre ... Je ne sais comment ils se les procuraient malgré l’insécurité qui régnait dans le pays ... Quant à nous, nous étions consignés dans la ville et Thadeua, le lieu de vie du Père Brix, était la limite extrême de nos promenades.


Il ne m’appartient pas de parler de sainteté. Où donc et comment en irais-je peser les critères ? Je parle d’un homme, et j’ai plaisir à parler de lui. Lorsque j’ai quitté Vientiane, il vint me saluer à l’aéroport. Je sais que nous avions, entre nous, conservé l’habitude du vouvoiement, en signe de grande amitié :


-” Et ne croyez pas que je fais la route de Thadeua pour tous ceux qui s’en vont !”


J’en suis persuadé. J’en ai retenu le prix, même si je me demande si j’en étais digne.


Le dimanche, parfois, nous allions suivre la messe qu’il disait dans une petite pièce de sa maison. Il st vrai que sa messe était rapide, mais était-ce un péché, et le Père Gaucher des “Lettres de Mon Moulin” ne fut-il pas absout malgré son élixir ? Croyez-vous que le Curé des “Trois Messes Basses” fut irrémédiablement condamné aux Enfers pour avoir trop aimé la dinde farcie ?




La Messe était vite dite, mais pas expédiée pour autant. Un whisky la clôturait, lorsque nous étions redescendus au rez-de-chaussée !


J’ai connu un autre prêtre, au Maroc, qui levait son verre en disant : “Allez, père Bon Dieu, tu me pardonneras bien encore celui-là ! “ Il est vrai que c’est une autre histoire : Il s’agissait d’un aumônier de la Marine qui avait été brancardier pendant la guerre de Quatorze et trépané sept fois à la suite de ses blessures ! ... Ajoutons tout de même à propos de celui-là qu’il s’appelait ... l’Abbé Souris !


-” Eh non ! Ce n’est pas moi qui ai fabriqué la Jouvence ! Le jour où j’en fabriquerai une, ce sera pour les hommes, pas pour les femmes ! “ ... Allez comprendre !


Dès que la messe était dite, donc, et dès que le whisky avait été bu, le Père Brix nous emmenait visiter ses ateliers. Plates-formes de ciment, un hangar couvert de tôles, une dégauchisseuse, une raboteuse, un tour ... Je crois bien que c’était tout. Ah si ! Il y avait une fraiseuse que Jean Brix était allé chercher lui-même en France au prix de je ne sais quelle débrouillardise et il y avait une scie à ruban et une scie circulaire.










Pendant un temps on parla de fabriquer des manches à balais. Il avait trouvé, paraît-il, un débouché quelque part ... Des manches à balais ! ... Après tout pourquoi pas ? _ Il paraît que cela se fabrique avec d’énormes taille-crayons ! Je n’ai pas eu le temps de voir ces machines en place.


En ce qui concerne mes meubles, nous avions vu peu grand : Le buffet est immense, je ne sais si nous pourrons vraiment le garder chez nous. La table ronde est vraiment lourde ... Mais Dieu que j’aurai de peine si je devais m’en séparer ! ... J’ai vu les artisans tailler leurs outils dans l’acier des lames de ressorts de camions, les affûter ... Y a-t-il un prix pour ce travail ?
Y a-t-il un prix pour l’étuvage de ces bois qui n’étaient pas secs, pour ces moulures et pour ces sculpteurs qui furent exécutées par des hommes accroupis, travaillant à genoux, à même la dalle de ciment !


-” Mais si les Viets arrivent au Laos, non, ils ne me trouveront pas là ! Je sais ce qu’est la souffrance !”


Le Père Brix avait vécu pendant vingt ans au Vietnam.












-”Un jour, je me suis trouvé coincé en haut d’un piton, parmi un groupe de montagnards “Khâ”, opposés aux “Viet” Les “Viet” occupaient tout le tour du piton. Mes compagnons avaient un mortier de quatre vingts, mais il ne savaient pas s’en servir ... Je l’avais appris, moi, mais vous ne voyez pas un “curé” canarder à cous de mortier ? ... J’ai cependant regardé mes doigts, déjà écrasés par la Gestapo ...
Je n’ai pas tiré, non, je n’ai pas tiré moi-même mais, croyez-moi, j’ai expliqué aux “Khâ” comment il fallait s’y prendre ! Dieu nous a aidés.


Je l’ai vu souffrir pour les autres beaucoup plus que pour lui; je ne l’ai jamais entendu pontifier ni décider du Bien et du Mal.


-” Vous me dites que vous avez fait ceci. Et qui vous dit que ce n’était pas, exactement, ce qu’il fallait faire ? “


Et puis ... Et puis il y a quelques histoires dont j’ai conservé le souvenir, et qui font partie de la légende qu’il est pour moi devenu ...


Il participait à tous les événements de notre vie familiale. pour Noël, il offrit un billard à mes enfants. Un billard de sa fabrication sinon de sa conception :








On lançait une toupie avec une ficelle. Elle parcourait plusieurs cases en faisant tomber les quilles qui s’y trouvaient. On comptait les points. Je dois l’avoir encore quelque part, ce billard !


Il racontait un jour :


-” Lorsque j’étais au Grand Séminaire, je m’inquiétais tout de même. J’aurais voulu savoir pendant combien de temps me tenterait le démon de la chair, qui me tentait comme tout le monde ...


-” On finit par s’y habituer, me répondait mon directeur de conscience, avec l’aide de la prière ... Mais en fait, ce Démon-là ne nous lâche guère avant la cinquantaine. Il faut apprendre à lutter, et se souvenir que l’on a prononcé des vœux de chasteté ! “


Un jour, racontait le Père Brix ... C’était au Vietnam... En ce temps-là les prêtres n’avaient pas abandonné la soutane ... Je revenais d’une tournée dans la montagne. J’étais à cheval ... Une rivière à traverser. Mouiller ma soutane ? Cela signifiait terminer ma tournée avec un vêtement trempé, un tissu rêche, qui mouille , gratte et coupe la peau, provoquant des échauffements cutanés. Je considère le site :












Les rives sont bordées de roseaux, il n’y a personne ni d’un côté ni de l’autre ... La rivière n’est pas très large ... J’enlève ma soutane, je la plie, je la pose sur ma tête ... et je lance mon cheval dans la rivière. La traversée, ma foi, s’avère facile.”


-” Ah bien oui ! Je déboule dans les roseaux ... Toutes les femmes du village voisin étaient là, faisant leur lessive ! Comment ne les avais-je pas entendues ? Des rires ! Des moqueries ! Sans doute croyaient-elles que je ne comprenais pas le Vietnamien ? _ Toujours est-il que je les entendis s’exclafer : Il les a roses comme celles du buffle du village ! - Il n’y avait aucune ambiguïté sur la nature des choses dont elles parlaient : C’est vrai que celles des buffles sont roses !”


_” Mais, voyez-vous, me dit mon directeur de conscience ( Il m’avait accompagné sur le quai où je prenais le bateau pour la première fois ), voyez-vous, je vous ai dit que le Démon de la chair vous tourmenterait jusqu’aux alentours de la cinquantaine... J’ai moi-même largement dépassé la soixantaine : Il me tourmente encore !”














Je ne voudrais surtout pas donner l’impression ‘une quelconque trivialité. L’acte le plus pratique, le plus quotidien, était baigné de tolérance et d’humanité. “Un Homme”, c’est le titre que j’ai donné à ce récit et c’est bien d’un homme que je parle, dans toute sa complexité, avec toute l’amitié qui en émanait.


Il me faut pourtant conter une autre aventure, sans quoi le portrait que j’aurais tracé serait incomplet.


Au préalable, et ce n’est pas une digression à vraiment parler, il faut que je revienne à deux autres personnages hors du commun .


Le Père Brix avait loué sa maison, ou bien l’avait-il prêtée ? _ je n’ai pas à en savoir. toujours est-il que logeaient dans sa maison la “Mère Kiki” et son mari “Gros Loulou “ ! C’était un couple remarquable à bien des points de vue. Lui, il était orthopédiste, employé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Et Dieu sait s’il avait à faire, dans cette zone et en ces temps troubles de guerres ! La minceur n’était pas sa qualité première, l’adjectif accolé à son sobriquet le dit assez. Mais en plus, il avait une jambe raide, la gauche si mes souvenirs sont bons. Pour un orthopédiste, ce n’était déjà pas mal, on en conviendra !










Mais ce n’était pas assez : son épouse, la “Mère Kiki”, femme de caractère s’il en est, on le verra plus loin, était elle-même ... unijambiste ! Sa jambe droite était remplacée par une sorte de pilon. Quand ils allaient ensemble, l’un clochait à droite, l’autre clochait à gauche ! Autrement dit, le couple paraissait dès l’abord parfaitement qualifié en matière d’orthopédie.


La “Mère Kiki” travaillait pour une agence de voyage. Elle prenait souvent l’avion. De ses voyage, elle ramenait toujours quelque chose pour les amis. Ce jour là, nous partions en pique-nique au bord du Mékong. Elle offrait des fromages. Des fromages ! Vous pensez, au Laos, des fromages fraîchement rapportés de France !


_”Mais la douane ? “


_” Je les avais placés dans le creux de ma jambe artificielle. J’ai délacé celle-ci et je l’ai passée à mon mari par-dessus le comptoir des douaniers ! “


Mais il y eut d’autres aventures, dont une qui est inoubliable !












Imaginez : “Gros Loulou” avait disparu, mais disparu ... depuis hier soir !


_”Oh ! Je sais bien où il st, dit la “Mère Kiki”. Il est encore (c’était donc si fréquent ? ), il est encore parti au bordel ! Il ne pourra rentrer que lorsqu’il sera dessaoulé ! Mais cette fois-ci, cela ne se passera pas comme ça ! Je vais aller le chercher, et je le trouverai, même si je dois visiter tous les bordels de Vientiane !
(Ils étaient nombreux en effet, même si les Américains avaient évacué le Laos ... )
Ce qui était grave, c’est que la “Mère Kiki” était armée d’un pistolet ! Elle avait une arme de gros calibre, ce qui s’expliquait par les événements. Elle saute au volant de sa voiture, bien décidée cette fois-ci à “lui faire la peau” !


Qu’auriez vous fait, à la place du Père Brix ? Il prend le volant, et les voilà partis tous les deux pour faire la tournée des bordels ! Au moins pouvait-il espérer calmer les choses ... Je ne sais combien de bordels ils visitèrent. En chemisette blanche, le père Brix menait les recherches comme il pouvait. Il parlait couramment le Lao et le Vietnamien, ce qui facilitait les choses ... Ils trouvèrent “Gros Loulou” cuvant comme il se doit ... cuvant l’opium ou bien l’alcool, je ne sais. Ils le ramenèrent à la maison;








Jusque là, le Père avait réussi à maintenir le calme.
Il en fut tout autrement quand on arriva ! Imaginez la scène :


“Gros Loulou” court autour de la maison, aussi vite que le lui permettent sa patte raide et son état embrumé ! La “Mère Kiki” court après lui en sautillant sur sa jambe artificielle. Elle brandit un Colt 45 chargé.


_” Salaud ! hurle-t-elle, cette fois-ci, j’aurai ta peau ! “


Le Père Brix, qui vient derrière, essaie de calmer les deux autres ! On ne peut guère imaginer scénario plus invraisemblable !


Bref, le Père fut vainqueur, puisque je retrouvai les trois protagonistes en vie ! Épiloguez donc si l’envie vous en prend : Fît-il pas mieux que de laisser aller les choses ?


Je lui avais écrit en Guyane, après l’avoir aperçu sur mon écran de télévision.


_” Il ne risquait pas de te répondre. Il était dans un hospice, à Vannes. Il serrait les dents : “ Tu sais, ça fait mal !”








“Il n’est pas possible que la parole de Jésus Christ ne parvienne pas à convaincre les hommes. Si nous ne l’avons pas accueillie, elle trouvera d’autres cheminements ! “


Je crois bien que lorsque Jean Brix, Oblat de Marie Immaculée me faisait cette déclaration , la seule qu’il m’ait jamais faite sur le thème de la religion, il était en train de me montrer des Bouddhas, en bustes ou dont on lui demandait de monter les têtes sur des socles de bois ! ( On avait découvert non loin de là, de l’autre côté du Mékong, et donc en Thaïlande, une immense métropole antique dont se trafiquaient les bronzes !


_” La nouvelle ère des idoles, me dit-il, mais il faut que je donne du travail à mes compagnons ! “




Jean Brix, j’ai dit ton nom.

mardi 18 mars 2008

LES CAMBODGIENS












(CHAPELLE ROYALE À BANGKOK)


























Bambous Bambous
riz en sacs
boîtes de thon
bois fendu saignant
Citernes percées
Norias de camions rouillés déglingués


bringuebalants
Pistes rouges de terre poudreuse
Anthrax des nuages levés par les roues
Rouges feuillages
Rouges les murs
Rouges les herbes et les toits


Mares rouges
Y baignent des buffles noirs
Fleur de lotus
Pays de cuivre


Arbres brûlés vifs
crucifiés
morts debout
Bassins secs des rizières craquelées
Ruines des temples d’autrefois
Latérite
Rocs
Casemates et fusils








Les pneus crissent
La radio grésille
Nos voitures vastes vaisseaux climatisés
vitres levées
Parpaings nus des rues des villages
tôles
banderoles
Toitures cornues des pagodes dorées
Sculptures de monstres ailés aux becs et aux griffes aiguisées
Dragons et serpents
Sur les bas-côtés vitrines à roulettes des marchands de canards laqués
boutiques
bassines multicolores
cuvettes d’aluminium
gelées roses
sucreries
mangues durions sapotilles pommes-cythère pommes-étoiles
mangoustans
multitude de fruits aux noms et aux saveurs inconnus


Feuilles de latex blanches qui sèchent sur un fil
comme une lessive sous les hévéas










Cages de bois où tressautent tourterelles et mainates
balais
paniers et nasses de rotin
marmites fumantes de soupe au poulet
Riz violet
Bambous


Bonzes épaule nue robe safranée en quête de leur repas quotidien
Dans la cour d’une école enfants
bleu et blanc
Qui saluent le drapeau


Haut-parleurs dans la ville
Toute circulation arrêtée à l’instant
Hymne national !


Comprenne que pourra derrière les vitres fermées de nos voitures bleues frappées aux marques des Nations Unies Un spectacle à travers le hublot d’un sous-marin !
Étranges insectes chromés nickelés transportant hommes et sacs sur trois roues pétaradant
version moderne du vélo-pousse “sam-lô”
Ne pas oublier qu’on roule à gauche !








Ce soir, nous dînerons à Chantabury
Luxe
Hôtel
béton
piscine
orchidées
climatisation
chanteuses aigres-douces
légumes-fleurs dentelés en étonnantes corolles
Galons et étoiles généraux et colonels soieries
Qu’est-ce donc qui se négocie ici ?


À l’aube nos vaisseaux longeront des collines écorchées
sanglantes sous les griffes d’antiques installations mécaniques
Ici on lave les terres à rubis
C’est ici, n on loin de Pailin, que se joue la guerre, que s’échangent les armes et les gemmes. En de noirs ateliers des artisans dépenaillés polissent les pierres qui ruissellent aux présentoirs de la ville


Un pont sur le torrent
Descendre de voiture
Bambous, bambous, bambous
Claies de bambou murs et cloisons, toits, tables d’école; bancs des écoliers






Chemins râpeux
C’est ici que rôdent les loups mais il ne faut pas le dire
Baudriers de munitions de mitrailleuses, pistolets automatiques, casquettes vertes et treillis de même couleur, sandales de lanières taillées dans le caoutchouc des vieux pneus, écharpes
Regards de profil
Seize ans peut-être
Les soldats de Pol Pot !
Et les femmes sont aux portes entrebâillées
vêtues de noir et portant leur enfant sur un bras
Masques de cuivre
Chaleur moite de serre
Frissons dans le dos


Nous sommes là dans l’un des camps qui abritent des Khmers Rouges
Sous la protection de l’armée Thaï et aux bons soins des Nations Unies ...


Bambous, bambous, bambous
Trois cent mille Cambodgiens réfugiés dans les camps, tout au long de la frontière thaïlandaise, depuis Surin, au nord, jusqu’à Trat, au sud .












“Savez-vous comment on reconnaît un Cambodgien parmi d’autres asiatiques ?”


“-C’est celui auquel il manque une jambe, un bras ou un œil ... Les mines !”


Les volontaires des organisations non-gouvernementales s’affairent comme il le peuvent ; Les chirurgiens amputent, les kiné appareillent ...




En principe, par les portes d’un camp n’entrent et ne sortent que les camions de vivres, que les voitures des volontaires autorisés
Organisations de toutes origines, de toutes nationalités, de toutes confessions
On y devine des “marginaux” idéalistes, dévoués, admirables et un peu naïfs
On y devine aussi les rivalités, les ambitions, les nationalismes, les projets et les supputations
Les Australiens sont là, mais aussi les Américains, les Français, les Belges
Des écussons portent la Croix, d’autres portent des bannières
Une organisation offre du soja, l’autre des métiers à tisser. Il y a ceux qui assurent la formation des polices futures, ceux qui enseignent la mécanique automobile, ceux qui soignent et ceux qui prient








Les boîtes de thon arrivent du Japon
Les sacs de riz proviennent des États-Unis








Il y a des camps Rouges
Il y a des camps Nationalistes
des camps Royalistes


Bambous
Bambous
Bambous


Certains sculptent dans des souches les chimères du Ramayana


Racines !


Un camion décharge le riz des Nations-Unies
Un autre camion charge le même riz et part le vendre sur les marchés de Thaïlande
On trouve sur tous les marchés des alentours le riz et le thon des Nations-Unies
Des camions partent la nuit pour ravitailler les zones de combat. S’indigner ?








Crier au scandale ?
Rester pragmatique : Qui peut croire qu’il serait possible, pendant dix ans, de ne manger que du poisson en conserve et du riz ?
Quant au riz pour les combattants !




Le vrai scandale, ici, ce sont les enfances brisées. Cent cinquante mille enfants en âge d’aller à l’école !
Écoles en bambous, que disloquent les pluies et les vents
Écoles dont les maîtres ne savent guère plus que lire
Équipes de formateurs hétéroclites : professeurs Thaïs, enseignants philippins, Khmers francophones, dont l’un a sans doute enseigné, pendant un an ou deux, autrefois, avant de devenir “aide-opérateur” d’une station d’épuration dans la région parisienne, tourmente oblige !


Le vrai scandale, ce sont ces cent cinquante mille enfants dont la plupart n’ont jamais vu un buffle, une rivière
Merveille ! On fit entrer un éléphant dans un camp, à l’occasion d’une fête








Quel avenir, pour ces enfants ? Quels schémas psychiques ? Quels repères ? Quelle conception du monde ?


Dans le lointain
Qui s’en soucie ?
Pleuvent les roquettes sur les cabanes de bambou


Mais le Bouddha sourit toujours


Sihanouk
Son Sann
Sat Susakorn
Tamok, satanique général unijambiste des troupes de Pole Pot


Ministres, Chefs, prétendants et courtisans
Bureaux des Administrateurs des camps
Bambous !


Plaques gravées célébrant des fonctions vides de sens, vides de réel, ne justifiant que des envies de survivre


Monsieur Meak-Lean, “Ministre de l’Éducation”, bambous, cabane, tables, chaise, tableau noir où sont portées des listes fictives !








Un élève ajouté à la liste égale une ration de riz supplémentaire
Antique machine à écrire à caractères khmers, importée de R.D.A.


Monsieur Meak-Lan accroupi sur une claie en bambou, vêtu d’un sarong et ne pouvant pas s’asseoir pour cause d’hémorroïdes


Monsieur Meak-Lan est mort, respect !


Il ne faut rire ni des plaques gravées, i des chaises vides. Il ne faut railler aucun de ces partis “politiques”, aucun de ces clans, aucune de ces rivalités, aucune de ces magouilles qui permettent à ces hommes et à ces femmes de survivre.


Tombent les pluies des moussons, violentes et lourdes. les enfants, en piaillant, roulent dans la boue des caniveaux. Piaillent-ils ?
Tout m’a semblé si terriblement silencieux!
Ce qui m’a semblé le plus triste, dans ces camps, c’est qu’il n’y a pas de jouets pour les enfants : Ni jouets à tirer, ni jouets à pousser, ni jouets à cajoler !
Celui qui, un jour, s’avisa de faire dessiner ces enfants, sur de grandes feuilles de papier, celui-là n’obtint que des images de flammes, de fusils, de bombes, de bombardiers !